Transformation digitale : Effets sur l’environnement juridique

Si par le passé, le rôle de l’avocat semblait avoir des contours assez précis, l’entrée de nouveaux acteurs dans l’environnement juridique et l’émergence de l’intelligence artificielle au sein du monde du droit peuvent apparaître comme une menace aux yeux des professionnels. Mais qu’en est-il réellement ? Comment explique-t-on l’émergence de ces nouveaux outils du numérique dans l’environnement juridique? Quel peut-être l’apport de cette transformation digitale au domaine juridique?

1.La profession juridique en proie au changement
L’environnement des professions juridiques se transforme, à l’image des legaltechs qui se développent avec de nouvelles offres de prestations de services juridiques à bas prix. C’est le cas notamment de services de génération automatique de documents juridiques : Captain contrat, Legal start… plusieurs sites ont émergé et proposent des contrats clés en main pour un prix très compétitif.

1.1Les nouvelles offres de prestations de services juridiques
Dans le domaine des recherches juridiques, la startup Doctrine.fr, qui avait levé 2 millions d’euros en 2016 a récemment annoncé une levée de 10 millions d’euros auprès d’Otium Venture et Xavier Niel, soit « la plus grande levée de fonds d’une Legaltech en Europe » (1). Nicolas Bustamante, CEO de Doctrine.fr, nous a expliqué que l’apport de l’intelligence artificielle dans le domaine juridique était de simplifier la recherche juridique. « L’avocat peut maintenant se concentrer sur son inventivité juridique et déléguer la recherche juridique à une intelligence artificielle. »
Philippe Wagner, Co-fondateur du site Captain Contrat nous a partagé sa vision du service juridique du 21ème siècle : « Notre vision est de faire du juridique un moteur de réussite pour les TPE/PME en proposant une nouvelle expérience du juridique. Un juridique accessible pour toutes les entreprises, en termes d’informations juridiques, d’utilisation ou de coûts. Un juridique de confiance, où les avocats ont été sélectionnés pour leur expertise, recommandés par d’autres entreprises et où les prix sont transparents. Et enfin un juridique durable, où l’humain et le conseil sont au centre de la relation et permettent un accompagnement dans la durée et dans tous les besoins. »
1.2Une transformation engendrée par différents phénomènes
Cette transformation de l’environnement juridique trouve ses fondements à travers deux phénomènes assez bien connus du milieu juridique :
Premièrement, plusieurs études ont démontré que les citoyens avaient le sentiment de faire face à une justice lente, coûteuse, et incompréhensible. Si la majorité d’entre eux se disent prêts à faire appel à un avocat expérimenté, pour obtenir un œil d’expert sur un litige complexe, ils regrettent cependant d’avoir à débourser le prix d’un avocat collaborateur junior pour des tâches administratives, qu’une personne moins qualifiée, telle qu’un assistant juridique, aurait pu accomplir. Pour la majorité de la population, l’accès au droit est extrêmement difficile, il n’est pas possible, voire pas envisagé de faire valoir ses droits pour des problèmes pouvant survenir au quotidien.
Le second phénomène est évidemment celui de la robotisation de la société. Une étude récemment publiée a présenté une liste d’emplois que les robots remplaceront dans le futur. Un grand nombre de ces activités concernent des tâches répétitives. Cependant, il est aussi attendu que certains robots ou logiciels auront un rôle de conseillers juridiques. C’est d’ailleurs déjà le cas aux Etats-Unis où des robots procurent des conseils pour contester des infractions de la route. En Europe, cette robotisation est déjà bien présente puisqu’il existe déjà de nombreux logiciels et plateformes sur Internet qui fournissent, par exemple, des contrats standards préconçus. Stephen Hawking a un jour dit dans un entretien à la BBC en 2014 : « Réussir à créer une intelligence artificielle serait un grand événement dans l’histoire de l’homme. Mais cela pourrait aussi être le dernier… » L’essor de l’intelligence artificielle engendre de véritables bouleversements dans la société et particulièrement dans l’environnement juridique, à tel point que certains spécialistes parlent d’une quatrième Révolution industrielle. Mais la question se pose de savoir quelle sera la place des avocats suite à cette Révolution…

2.La transformation digitale au secours de la justice ?
Lorsque l’on s’intéresse aux investissements, on constate que 16,5% des LegalTechs françaises ont levé des fonds en 2017 pour un montant total de 12,8 millions d’euros. 55,6% de ces levées ont été effectuées auprès d’avocats, d’huissiers et d’autres professionnels du droit (2). Sans prendre en considération d’autres LegalTech, la levée de 10 millions d’euros de Doctrine.fr cette année nous démontre que ce chiffre a augmenté depuis. La transformation digitale n’est plus nécessairement une menace pour les professionnels du droit. On pourrait même aller jusqu’à dire que cette transformation pourrait être une bouée au secours de la justice, une aide précieuse tant pour les professionnels du droit que pour les justiciables.

2.1L’aide précieuse de la transformation digitale
Lors du Forum parlementaire de la LegalTech tenu le 18 juin 2018, Nicole Belloubet, la Garde des Sceaux, confirme l’importance et l’inévitabilité de la transformation de la justice par le numérique (3). Un rapport publié en novembre 2017 avait déjà préconisé qu’ »un certain nombre de litiges de la vie courante, simples, répétitifs et de faible montant » puissent « être jugés par des moyens électroniques : la formulation des demandes, la production des preuves et des mémoires pourraient être traitées et même, éventuellement, le jugement rendu et exécuté en ligne » (4). Par le biais de son projet de loi de programmation de la Justice, le ministère envisage la dématérialisation de la justice, afin de la rendre plus accessible pour les justiciables tout comme pour les professionnels. Par ailleurs, le développement et le renforcement de Portalis (5) est l’un des projets visé par cette loi, avec un déploiement progressif jusqu’en 2021.
Une maitrise du numérique permettra à l’avocat de mieux conseiller et orienter son client parfois en privilégiant les modes alternatifs de règlement des litiges à la procédure ordinaire. De même au niveau stratégique, de meilleurs arguments pourront être soulevés par l’avocat et de meilleures stratégies juridiques pourront être adoptées par les entreprises. En outre, le numérique représente un nombre important de nouvelles opportunités pour les avocats, en leur permettant de rentrer en contact avec des non-consommateurs, de faire tomber la barrière de l’inaccessibilité, de gagner énormément de productivité, en se débarrassant de tâches répétitives (6). Mais tout changement de notre société induit un choc évolutif et il est fort à craindre que l’avocat remplacé sera celui qui n’aura pas su ou pu s’adapter et adopter de nouveaux outils.

2.2Les limites de l’intelligence artificielle
Il ne faut pas non plus exclure les possibles limites de la « justice prédictive ». Prévoir c’est établir une probabilité pour un fait futur. Or, le prévisible n’est pas pour autant prédictible. En matière de justice, l’enjeu consiste donc à déterminer la probabilité de succès d’une affaire en fonction de décisions prises antérieurement. Selon le professeur Bruno Dondero, « c’est tenter de prédire avec le moins d’incertitude possible ce que sera la réponse de la juridiction X quand elle est confrontée au cas Y » (7). Sebastien Bardou, le directeur marketing de LexisNexis, avait ainsi réclamé la fin du terme de « justice prédictive » (8). Dans ce sens, il paraît plus opportun d’employer le terme justice quantitative.
Le logiciel Predictice fonctionne de cette façon. Louis Larret-Chahine, son co-fondateur, décrit cet outil comme un « scanner ». Selon lui : « nous rendons ces éléments, qui étaient cachés dans la masse d’informations, apparents. Et il replace le professionnel au centre, car il faut le professionnel pour analyser la radio » (9). Testé dans les Cours d’appel de Rennes et de Douai au printemps 2017, le logiciel n’avait pas convaincu. Il semblerait que cet outil soit davantage pertinent dans des domaines plus casuistiques tel que celui du droit du travail (10). Toutefois, il faut préciser que « les magistrats ont déjà des instruments et des barèmes » à cette fin (11). Le logiciel paraît donc plus utile pour les entreprises et les avocats, qui ne disposent pas des mêmes outils. D’ailleurs, comme tout logiciel, celui de Predictice nécessite une alimentation de données pour pouvoir fonctionner et être performant. La réforme de la Justice par le numérique vise à libérer plus de données qui alimenteront ces algorithmes en retour.
Par ailleurs, une analyse de F. Levy et D. Remus, respectivement du Massachussets Institute of Technology et de l’University of North Carolina School of law a montré que pas plus de 13% de l’emploi juridique ne pouvait être automatisé (12). En outre, plusieurs aspects essentiels du rôle d’avocats ne pourront jamais être remplacés. Premièrement, l’intelligence artificielle ne fera usage que d’argumentations qui ont déjà été créées, elle ne pourra donc pas innover. Naîtrait alors un risque de cristallisation de la justice. Seul l’être humain pourra apporter de la créativité, si utile à l’évolution de la société. Pour finir, l’intelligence artificielle ne pourra jamais apporter le contact humain ni cette capacité de ressentir les émotions de son client. Un robot n’arrivera jamais à se mettre à la place d’autrui.
Pour toutes ces raisons, on peut raisonnablement affirmer que, malgré la transformation radicale de l’environnement juridique, les professions juridiques et notamment celle de l’avocat auront encore un grand rôle à jouer dans les années à venir.
Nous pouvons affirmer avec Richard Susskind, « dans le futur, le travail subsistera. La prochaine décennie sera caractérisée par une réorganisation du travail et non une disparition de ce dernier. Actuellement, ce n’est pas urgent mais durant les cinq prochaines années, nous devrions nous préparer pour ce changement. De plus en plus de services légaux nous seront disponibles à l’appui des nouvelles technologies »

Source : business.lesechos.fr